Par ignorance...
(note publiée le 1er juillet 2018)
J'ai entendu déclamer naguère, lors de lectures poétiques, des poèmes d'une médiocrité affligeante. J'en ai lu sur la Toile des quantités du même tonneau.« Holà, me direz-vous, de quel droit... ?
— Du droit de celui, vous répondrai-je, qui a pris la peine d'apprendre les règles de la versification française. »
« Poète, mon ami, te viendrait-il à l'esprit de fabriquer une belle armoire pour ta chambre ? Ou un ensemble table + chaises pour ton salon ? — Quelle idée ! me répond l'interpellé, Je ne suis pas ébéniste ! (Si vous êtes ébéniste et êtes – ou croyez être – poète, remplacez le métier d'ébéniste par ce que vous voulez – pourvu que vous n'y connaissiez strictement rien). Je n'ai pas les outils, je n'ai pas non plus appris à m'en servir ! »
Nous sommes d'accord. Je ne ferai pas non plus mes propres meubles pour les mêmes raisons. Dans ce cas, comment se fait-il, ami poète, que tu t'essaies à versifier sans avoir la moindre connaissance des règles de la poésie classique ? Je crois savoir la réponse à cette question : pour nombre de poètes de XXIe siècle, l'écriture poétique est quelque chose de vague, de flou et d'indéterminé ; il y faut certes des vers et des rimes mais les contraintes se limitent là (et encore : quels vers et quelles rimes ?) ; tout est dans les (bons) sentiments qu'on veut partager. Mais c'est faux : il n'y a rien de plus précis, de plus ciselé, que l'écriture poétique. De plus difficile aussi.
Les règles de composition poétique ne sont pas l'apanage d'une élite. Il suffit de les apprendre en consultant les ouvrages idoines ou en lisant abondamment les poètes connus (disons, jusqu'à Aragon – au passage, le lecteur intéressé trouvera sur ce site des documents qui traitent du sujet). Puis il faut mettre en pratique les règles apprises. Bien sûr, les règles ne sont que des outils et leur pleine possession ne suffira pas à faire un bon poème ; chacun peut définir ce qu'il entend par un « bon poème » mais convenez qu'il faut a minima que ce soit un poème bien écrit. Malheureusement, vouloir versifier sans ces outils aboutit immanquablement à des poèmes pitoyables : quantité de rimes pauvres alors que la rime suffisante s'impose avec son bel équilibre (surtout pour les rimes masculines – la magie de la « consonne d'appui »), et un mètre inexistant avec pour conséquence ce que j'appelle un « poème mou » et sans vigueur. Car la poésie versifiée, métrée et rimée est avant tout musique. Musique des mots, bien entendu et qui n'a pas l'oreille musicale ferait bien mieux d'oublier les vers. Chantez-vous faux ?
J'ai parfois l'impression, à lire ou à écouter ces pauvres vers, que l'auteur n'a même pas fait l'effort de choisir un mètre. Tel poème commence en octosyllabes, puis on y trouve un bâtard de sept ou neuf éléments. Car l'essentiel pour le poète ignorant, comme je l'ai écrit ci-avant, est de poser les rimes et qu'importe les vers fautifs. L'intéressé s'en satisfait puisqu'il a réussi à faire passer son message. Et que dire des fausses élisions, présentes en abondance et des liaisons oubliées ? (Je serai indulgent pour les diérèses classiques car leur usage est un peu passé de mode, pourvu que le poète ait fait le choix de les négliger ; mais c'est dommage car leur emploi donne un rythme extraordinaire au vers).
Or donc, pour toute forme de création artistique, et peut-être davantage en poésie versifiée, métrée et rimée qu'ailleurs, la qualité dépend de l'harmonie entre le fond et la forme. Chacun fait son affaire du fond ; la forme dépend des règles. Et si ces règles sont contraignantes, elles ne méritent pas moins qu'on s'en serve ; elles sont le fruit de l'expérience de générations de poètes et sont un instrument d'écriture parfaitement adapté à la langue française.
Rassurez-vous, âmes sensibles : en cette triste époque où la poésie est tellement maltraitée, les poètes médiocres ont aussi leurs lecteurs. Que ce soit dans la vraie vie ou sur la Toile, combien en ai-je entendu ou lu, de commentaires admiratifs, sinon élogieux à propos de tel ou tel poème ? On y trouve toutes les tares ici évoquées, plus quelques autres, mais l'auteur mérite qu'on l'encourage : n'est-il pas sincère ? Pire encore, n'est-il pas gentil, n'est-elle pas charmante, ce monsieur, cette dame ? Hélas, si la sincérité et la gentillesse ont toute leur place en poésie, elles ne suffisent pas à faire de bons poèmes quand on n'y connaît rien, tout simplement. Pourtant, je le redis : nul élitisme là-dedans, il suffit de se pencher sur la question et d'apprendre.
Je crois bien que la prochaine fois que j'entendrai cette bouillie de mots qu'un auteur a outrageusement qualifié de poème, j'imiterai Rimbaud lors d'une mémorable soirée chez les Vilains Bonshommes : je me lèverai et je quitterai l'assemblée en grommelant : « Et merde... Merde ! »