Faire du neuf (bis)
(note publiée le 24 juillet 2019)
J'ai publié le 11 janvier dernier une note intitulée « Faire du neuf ». J'évoquais là, entre autres, l'impossibilité (à tout le moins, l'extrême difficulté) d'innover quand on a derrière soi près de 2 000 ans de civilisation.Dans le domaine de l'écriture poétique et pour étayer mon propos, je citai Verlaine qui n'avait pas hésité à couper un mot par le milieu à la rime. Pauvre de moi, qui croyais l'avoir fait le premier...
Le lecteur intéressé se reportera à la note susdite mais j'ai trouvé mieux depuis. Christine de Pizan, dans « Le Chemin de Longue Étude » (Le Livre de Poche, Lettres gothiques, traduction d'Andrea Tarnowski), publié en 1402, se livre à quelques facéties dans la versification, fort bienvenues au demeurant, qui montrent que les poètes (et les poétesses comme ici) du Moyen Âge savaient jouer avec les règles et ne les respectaient parfois que pour mieux s'en écarter.
En voici cinq exemples.
Les quatre premiers offrent une rime qu'on pourrait apparenter aux rimes équivoquées ; l'auteur pose un mot monosyllabique en fin de vers qui, avec la syllabe qui le précède, fait la rime avec le vers précédent.
Ainsi aux vers 1679-1681 :
Mais tu n'as mie le corsage
Abille a ce. Toutefoiz say ge
Que de toy ne vient le deffault
[mais tu n'as pas du tout la stature
qui convient à cela. Toutefois je sais
que ce n'est pas ta faute]
où « corsage » rime avec « say ge » (pour « Sais-je » ; je suppose que « corsage » se prononçait « corsaige »). Et moi qui étais persuadé que ce type de rime n'était apparu que tardivement !
Même chose aux vers 1884-1887, aux vers 3799-3800 et aux vers 5888-5891 :
En leurs cercles si bellement
Se meut qu'il empeche la course
Du firmament du ciel ; et pour ce
Le fist Dieux (...)
(...) Et plus leur donna grant louange.
Que vous en semble ? Dites, mens ge ?
(...) Aux armes entendoir tousjours
Et au gouvernement publique,
Et de nuit à l'étude, si que
Oyseuse ensement eschevoit.
[(L'ordre des planètes)
dans leurs cercles d'une manière réglée
se manifeste de telle sorte qu'il ralentit la course
du firmament céleste ; et Dieu le fit ainsi car (...)]
[(...) Et les investit d'une plus grande gloire.
Qu'en pensez-vous ? Dites, est-ce que je mens ?]
[(...) Il s'occupait d'armes
Et de gouvernement
Et la nuit il étudiait, de sorte
Qu'il évitait l'oisiveté.]
où « course » rime avec « pour ce », « louange » avec « mens ge » et « publique » avec « si que ». C'est le genre de rime que j'aime bien et que j'ai employé plusieurs fois – mais force est de constater que je suis loin d'être le premier...
Une petite remarque au passage : je semble être le seul (cette fois-ci !) à ôter le « e » final des monosyllabes pour le remplacer par l'apostrophe. Un monosyllabe avec « e » se lit toujours en appuyant sur ce « e ». Par exemple, « Je » se lit « jeu » mais s'il est placé à la rime comme second élément, il se lira « j' » et puisqu'il faut l'élider, il faut également montrer cette élision. En voici un exemple. Dans Le march(i)eur des bois, j'écris ceci : Si pour que tu satisfasses
À l'hygiène, c'est râpé,
Déchiffre : si tu n'as pas c'
Qu'on nomme PQ, rampe et Le « ce » est élidé en « c' » pour que l'ensemble « pas c' » se lise comme « passe » et non comme « pas ceux ». Vous suivez ? Eh bien, dans tous les cas semblables, je n'ai jamais rencontré la marque de l'élision. Serais-je trop pointilleux ?
Enfin et pour en revenir au sujet de cette note, aux vers 2275-2277, C. de Pizan écrit :
Mais la matiere pas de liege
Ne fu de quoy elle estoit faite,
Ains de blanc yvoire, parfaite-
Ment belle fu, toute entaillee ;
[La matière de quoi elle était faite
n'était pas du liège, non,
mais d'ivoire pur parfaite-
ment beau et tout sculpté]
Nous y voilà... En 1402, longtemps avant Verlaine, l'auteur a coupé un mot en deux à la rime (« parfaite- / ment »).N'est-ce pas étonnant ? Étonnamment moderne, en tout cas !