« Elle a vécu, Myrto... »
(note publiée le 20 janvier 2024)
« Elle a vécu, Myrto... »
Serait-ce audacieux de ma part de présumer que vous avez complété cet hémistiche d'alexandrin avec : « ... la jeune Tarentine » ? C'est qu'il s'agit là du vers probablement le plus connu d'André Chénier, troisième vers du poème intitulé justement « La jeune Tarentine ».Un peu comme Félix Arvers, célèbre pour son sonnet (« Mon âme a son secret... »), André Chénier est victime de cette espèce de raccourci qui réduit le poète à peu de choses, ici donc un vers fameux entre tous.
Mais André Chénier, latiniste et helléniste (il lisait les auteurs antiques dans le texte) en a écrit bien d'autres, des poèmes ! (Et de la prose également). Cet amoureux de la Liberté a vécu au temps de la Révolution française et il a payé cher ses convictions ; né le 30 octobre 1762 à Constantinople, il est mort guillotiné à Paris le 7 thermidor de l'an II (25 juillet 1794) à 31 ans.
Pourquoi cette petite note sur Chénier ? Je viens de terminer la lecture de son œuvre poétique, parue (entre autres) chez Poésie/Gallimard. Cette édition est le fac-similé de celle de Louis Becq de Fouquières, publiée par Charpentier et Cie en 1872 et en parcourant ce livre, j'ai remarqué deux poésies que je voudrais vous livrer ici.
La première est extraite des Élégies, livre I – Méditations – Voyages et elle porte le numéro XXII. Elle figure à la page 207 de l'édition sus-mentionnée. J'ai été étonné (et ravi) de lire sous la plume de Chénier cette idée que j'ai développée moi-même, savoir que la technique est indispensable mais qu'elle doit s'accompagner obligatoirement d'une intention, d'un sentiment ou d'une émotion à partager. Voici ce poème. L'art, des transports de l'âme est un faible interprète ;
L'art ne fait que des vers, le cœur seul est poète.
Sous sa fécondité le génie opprimé
Ne peut garder l'ouvrage en sa tète formé.
Soit que le doux amour des nymphes du Permesse
D'une fureur sacrée enflammant sa jeunesse,
L'emporte malgré lui dans leurs riches déserts,
Où l'air est poétique et respire des vers ;
Soit que d'ardents projets son âme poursuivie
L'aiguillonne du soin d'éterniser sa vie ;
Soit qu'il ait seulement, tendre et né pour l'amour,
Souhaité de la gloire, afin de voir un jour,
Quand son nom sera grand sur les doctes collines,
Les yeux qui rendent faible et les bouches divines
Chercher à le connaître, et, l'entendant nommer,
Lui parler, lui sourire, et peut-être l'aimer ;
Malgré lui, dans lui-même, un vers sûr et fidèle
Se teint de sa pensée et s'échappe avec elle.
Son coeur dicte ; il écrit. À ce maître divin
Il ne fait qu'obéir et que prêter sa main.
S'il est aimé, content, si rien ne le tourmente,
Si la folàtre joie et la jeunesse ardente
Étalent sur son teint l'éclat de leurs couleurs,
Ses vers, frais et vermeils, pétris d'ambre de fleurs,
Brillants de la santé qui luit sur son visage,
Trouvent doux d’être au monde et que vieillir est sage,
Si, pauvre et généreux, son cœur vient de souffrir
Aux cris d’un indigent qu’il n’a pu secourir ;
Si la beauté qu’il aime, inconstante et légère,
L’oublie en écoutant une amour étrangère ;
De sables douloureux si ses flancs sont brûlés ;
Ses tristes vers en deuil, d’un long crêpe voilés,
Ne voyant que des maux sur la terre où nous Sommes ;
Jugent qu’un prompt trépas est le seul bien des hommes,
Toujours vrai, son discours souvent se contredit.
Comme il veut, il s’exprime ; il blâme, il applaudit.
Vainement la pensée est rapide et volage :
Quand elle est prête à fuir, il l`arrête au passage.
Ainsi, dans ses écrits partout se traduisant,
Il fixe le passé pour lui toujours présent ;
Et sait, de se connaître ayant la sage envie,
Refeuilleter sans cesse et son ame et sa vie. Quant au second extrait, il me rappelle là encore ce que j'ai écrit à ma façon à deux reprises. Il s'agit des poèmes Mettons tout de suite les choses au point (du vol. 1) et Mettons une fois de plus les choses au point (du vol. 4). À son tour, voici ce poème, extrait des Poésies diverses et fragments, numéro XI, page 436. Or venez maintenant, graves déclamateurs,
D’almanachs, de journaux, savants compilateurs ;
Déployez pour mes vers vos balances critiques,
Flétrissez-les du sceau des lettres italiques ;
Citez faux de grands noms, épouvantails des sots ;
Aux lourds raisonnements joignez de lourds bons mots ;
Assurez que ma muse est froide ou téméraire,
Que mes vers sont mauvais, que ma rime est vulgaire.
Je l’ai bien fait exprès ; votre chagrin m’est doux.
Je serais bien fâché qu’ils fussent bons pour vous.
Mon Dieu ! lorsqu’imitant ce bon roi de Phrygie,
Vous jugez ou le drame, ou l’ode, ou l’élégie,
Faut-il que nul démon, ami du genre humain.
Jamais à votre front ne porte votre main !
Vous sauriez une fois combien les doctes veilles
Sur votre tête auguste allongent vos oreilles. Puisse cette note inciter le lecteur à lire André Chénier.