L'Âme du Feu
Il avait neigé toute la journée.
Une neige épaisse, portée par une nuée de gros flocons silencieux et tenaces. Tant et si bien qu’ils avaient fini par unir terre et ciel dans une espèce de masse grisâtre, uniforme, indistincte d’autant plus que la nuit arrivait. La nuit arrive tôt en hiver. Il pouvait être 17 heures. Yaëlle avait rejoint le groupe dans la grande salle du chalet – des amis venus passer quelques jours à la montagne. On allait bavarder, on allait lire à haute voix et même déclamer – car d’aucuns se piquaient d’écrire de la prose ou des vers : après souper, comme on dit ici, on ferait une veillée autour de l’âtre où un bon feu de bois crépitait. « N’oubliez pas d’être attentif à ne pas laisser le feu s’éteindre (Yaëlle trouvait que certaines personnes emploient des formules bien compliquées), avait averti le propriétaire. C’est mieux. Ainsi, le groupe suivant trouve le chalet tout chaud... Et ranimez les braises de la nuit avant de partir sur les pistes le matin ! »
L’Âme du Feu soupirait... Décidément, les hommes ne comprennent rien à rien. Le feu... Ils disent : le feu. Comme on dit : l’espèce humaine. Mais l’espèce humaine n’est-elle pas faite de milliards de gens uniques ? Quand donc les hommes apprendront-ils que le feu est une espèce aussi, faite de milliards de Feux comme la leur ? Oh, bien sûr, une vie de femme ou d’homme dure bien plus longtemps que celle d’un Feu. Tout est relatif. Pour autant, il y a des Feux qui meurent jeunes, ceux nés d’une allumette qu’on craque ou d’un document qu’on brûle ; d’autres qui ont une vie honnête, d’autres enfin – et l’Âme du Feu dans l’âtre en était, qui était soigneusement entretenue durant toute la saison hivernale par les locataires successifs – qui vivent très vieux, par exemple les immenses feux qui ravagent les forêts pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines.
La veillée avait duré. On avait beaucoup lu, de beaux vers, d’autres moins harmonieux – mais ce n’est pas rien, l’art de versifier – et d’autres franchement dissonants. Qu’importe, on était entre amis. Des nouvelles également. La nouvelle est une espèce parfaitement adaptée aux veillées, c’est un fait. Ni trop longue, pour ne pas lasser, ni trop courte car il faut un peu de temps pour capter l’attention de l’auditoire. Bref : une veillée agréable. Les participants avaient regagné leur chambre mais Yaëlle était restée. Pour le feu. Yaëlle appréciait la danse des flammes dans l’âtre, comme on dit en littérature (cela la fit sourire). Elle se plaisait à la regarder en rêvassant et parfois même en rêvant. Le début d’un poème entendu tout à l’heure lui revint :
Il vivait en rêvant,
Rêver, c’est bon pour les vivants,
Disait-il sans s’embarrasser
Des gens toujours pressés...
Elle aimait ce poème, l’histoire de celui qui vivait en rêvant, en chantant, en volant, en riant, en aimant. Pourquoi un poème fait-il écho en nous ? Yaëlle n’avait pas la réponse... Qu’importe, il était tard, probablement l’heure d’aller dormir – Yaëlle n’avait pas de montre – car elle remarqua que le feu n’était plus qu’un amas de braises rougeoyantes (bien vérifier qu’il ne s’éteigne pas, se rappela-t-elle). Pourtant, elle ne quitta pas le devant de l’âtre. Elle le trouvait sympathique (cela la fit sourire aussi), ce feu-là... Elle prit le soufflet posé dans un coin de la cheminée et envoya de l’air sur les braises.
L’Âme du Feu frémit... Chez les Feux comme chez les hommes (les hommes pourraient-ils comprendre ça ?), on a besoin d’être aimé. Ce regain de vie par oxygène interposé était un signal. On s’intéressait à elle. L’Âme du Feu reprit un peu d’entrain : un début de flamme sembla renaître de l’amas calciné. Qui donc l’avait ravivée ? L’Âme du Feu pressentit Yaëlle et l’Âme du Feu se sentit pénétrée par un sentiment fait de ravissement, de bonheur et d’amour – toutes choses égales par ailleurs quand on est membre du Peuple du Feu ; les mots sont quelquefois impuissants à traduire exactement les états d’âme, surtout quand il s’agit des Âmes du Feu... Cependant, la flamme renaissante était sa manière de dire combien elle était heureuse de la présence de Yaëlle. Certes, ce n’était pas la première fois qu’on ravivait l’Âme du Feu depuis le début de la saison d’hiver, mais avec elle, c’était différent. Plus agréable, plus chaleureux, c’est le cas de le dire.
Yaëlle rêvait. Le fil de ses pensées s’égarait dans des contrées lointaines, inaccessibles parce qu’imaginaires. Fait étrange, elle s’en aperçut plus tard, sa rêverie était bercée par la mouvance des flammes qui montaient maintenant à une belle hauteur. Du temps passa. L’heure qu’il pouvait être lui importait peu. Elle était bien. Le feu crépitait. Oui, Yaëlle le trouvait sympathique, ce feu. L’expression lui amena un sourire – le troisième de la soirée – puis, doucement, tout doucement, son sourire s’éteignit et elle se plongea à nouveau dans une rêverie faite de pays exotiques, de paysages improbables et de nuits magiques...
L’Âme du Feu palpitait. Elle était bien elle aussi. Elle se sentait immergée dans une espèce de béatitude, provoquée par une sensation d’euphorie qu’elle n’avait jamais connue auparavant. On s’intéressait à elle, quelqu’un, quelqu’une plutôt, venue du monde des hommes. Certes, l’Âme du Feu ne possédait aucun des cinq sens qui caractérisent les humains. Mais elle avait mieux : une espèce de sixième sens – c’est l’expression consacrée même pour une Âme du Feu – qui lui soufflait (soufflait, soufflet) des mots doux et la promesse de moments remplis de tendresse. Elle sentit à nouveau monter en elle une vague d’amour qu’elle voulait partager.
Quelle heure pouvait-il être ? Jean, qui s’était occupé de l’organisation du séjour, avait dit au groupe : « Et surtout ne vous couchez pas trop tard ! Il faut être en forme pour skier ou pour faire la balade à raquettes ! » Mais Yaëlle s’en moquait. Elle n’avait guère besoin de forcer sa nature pour cela ; elle n’en faisait souvent qu’à sa tête, à tel point qu’à plusieurs reprises elle avait entendu parler à son sujet d’individualisme. C’était excessif, elle le savait et elle avait fait semblant de prendre cela à la légère, répondant qu’on n’était jamais si bien servi que par soi-même, mais en son for intérieur, elle n’ignorait pas qu’il y avait tout de même un peu de ça... Elle raviva la flamme à petits jets pendant une ou deux minutes. Il devait être minuit largement passé. Pourquoi Yaëlle restait-elle là, à contempler la danse des flammes dans l’âtre (elle sourit une quatrième fois) ? D’où venait ce courant de sympathie qu’elle éprouvait pour le feu de cette nuit ?
Le vent du soufflet fit vibrer l’Âme du Feu. Ce n’était pas juste un peu d’air frais qu’on lui envoyait, c’était bien plus que cela, c’était une bourrasque, un ouragan de bonheur offert par celle que l’Âme du Feu pressentait sans la voir, ni l’entendre, ni bien sûr la toucher – précieux sixième sens ! L’Âme du Feu eut une pensée pour les Âmes du Peuple du Feu qui n’avaient jamais connu cela, l’émotion née de la caresse d’un soufflet tenu par une main bienveillante, et pour celles à naître qui ne la connaitraient pas non plus. Et qui sait ? Peut-être que cela allait durer ? Peut-être la présence aimante allait-elle se manifester encore et longtemps, pour toujours sans doute ?
Le regard fixé sur l’âtre où la flamme brûlait, Yaëlle eut, un court instant, l’impression que le feu... comment dire... que le feu... voulait lui parler. Elle était accoutumée à communiquer avec les âmes qui peuplent l’Univers et cela ne lui parut pas autrement étrange. Un feu, pourquoi pas ? Non, ce qui la rendait perplexe, c’était la teneur du message que son esprit captait ; c’était, à n’en pas douter, un message d’amour, un message que Yaëlle aurait eu bien du mal à exprimer avec des mots mais un message d’amour, ça oui, sans erreur possible. Elle se prit à sourire pour la cinquième fois en se disant que cette nuit était décidément pleine de surprises. Elle... Le feu... L’expérience était nouvelle et elle n’en comprenait pas trop le sens, mais quelle importance ? Faut-il essayer de tout comprendre ? Yaëlle avait trouvé le feu sympathique (sixième sourire) et le feu voulait sans doute la remercier. Un point cependant la tracassait : que venait donc faire l’amour dans tout ça ? « Bon, pensa-t-elle une autre fois, on ne peut pas tout expliquer... Puis Jean n’a pas complètement tort, il est sûrement très tard et il faut être en forme pour skier ». Yaëlle rangea le soufflet dans le coin de l’âtre où elle l’avait trouvé, s’assura que les braises étaient assez chaudes pour couver jusqu’au matin puis elle monta se coucher.
La journée du lendemain fut claire et ensoleillée, une de ces journées lumineuses de montagne où tout incite à se bouger. Après avoir réfléchi, Yaëlle opta pour la balade à raquettes. Les sapins étaient splendides, harmonie et contraste mêlés de blanc et de vert vif ; le givre était partout présent, signe que la nuit avait dû être glaciale. Le soleil faisait ce qu’il pouvait pour apporter un peu de chaleur et, ma foi, il s’en sortait plutôt pas mal...
La seconde soirée ressembla à la première. Bien entendu, on lut de nouveaux poèmes, des nouvelles inédites, on déboucha une bouteille de Liqueur des Alpages, mélange sucré de génépi et de gentiane... Puis quand on décida que l’heure était suffisamment avancée, on monta dans les chambres. Une fois encore, Yaëlle resta devant l’âtre. Que venait faire l’amour dans tout ça ? La question lui revenait. Elle s’assit, s’empara du soufflet et, avec une infinie douceur – elle en fut étonnée, elle qui agissait avec brusquerie dans bien des cas –, elle le dirigea vers la flamme qui commençait déjà à vaciller.
L’Âme du Feu savait. Elle savait qu’elle était là à nouveau. Elle ressentit un bien-être dont elle ignorait même qu’il put exister. C’était une impression de plénitude, de bonheur inconnu jusqu’à cette nuit et elle sentit comme la première fois monter en elle cette vague d’amour qu’elle avait voulu partager naguère...
Yaëlle fut bien obligée de se rendre à l’évidence : le feu lui parlait d’amour. C’était troublant et elle était désemparée parce qu’elle ne savait pas quoi répondre. Le feu lui était toujours aussi sympathique (pourquoi, d’ailleurs ? Et curieusement, cette nuit, le mot ne la fit pas sourire) mais que venait faire l’amour dans tout ça ? Yaëlle savait que l’Univers n’est pas rationnel, que les sentiments humains – et apparemment ceux du feu – pas davantage. Elle avait connu la passion, la trahison, elle pratiquait la compassion quand cela était nécessaire ; on pouvait n’en faire qu’à sa tête et être bienveillante, non ? Elle se mit à rêver. Elle partit pour un long voyage mental à l’autre bout de la Galaxie (il y a des endroits tout proches qui sont pires, se dit-elle), sans oublier d’actionner le soufflet à intervalles réguliers pour que le feu sache qu’elle était là, sa façon à elle de lui dire : « Feu, feu, vois-tu, je t’aime bien... »
La journée suivante fut particulièrement animée. Yaëlle s’était décidée à skier, ce qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps, la fatigue était là pour en témoigner ; les autres membres du groupe s’étaient eux-mêmes passablement démenés et la veillée fut courte. Mais Yaëlle resta. Une fois les autres partis, elle s’installa devant l’âtre et contempla un instant la flamme encore active. Cette nuit était la dernière. Tôt demain matin, on rangerait le chalet pour les nouveaux arrivants et on quitterait les lieux. Par sympathie, le mot qui lui était venu à l’esprit le premier soir lui convenait toujours, elle fit jouer le soufflet avec toute la douceur dont elle était capable et presque instantanément la flamme reprit de la vigueur.
L’Âme du Feu savait. Elle savait qu’elle était encore là. Mais cette fois, c’était un peu différent. C’était... comment dire ? C’était comme si l’amour qui la saisissait pour la troisième nuit se perdait quelque part devant l’âtre en la quittant pour rejoindre le monde des humains... Si les Âmes du Peuple du Feu pouvaient savoir ce qu’entendre signifie, l’Âme du Feu aurait probablement pensé que l’amour qu’elle voulait tant partager ne recevait aucun écho. Pourquoi fallut-il qu’on s’intéressât à elle pour l’abandonner ensuite ? C’était égal, elle n’avait rien demandé, pourtant elle avait reçu et donné, elle avait connu le bonheur à sa façon, celle des Âmes du Peuple du Feu... Et, chose étonnante, malgré le désespoir qui l’envahissait à présent, elle sentait toujours en elle cette vague d’amour qu’elle avait voulu partager, intacte et même plus forte qu’à la première minute...
Combien de temps Yaëlle demeura-t-elle devant l’âtre à méditer ? À quel moment reposa-t-elle le soufflet ? Elle ne s’en souvenait plus mais il y avait déjà longtemps que la flamme avait disparu et que le feu n’était plus qu’un petit tas de braises rougeoyantes quand elle décida qu’il était l’heure d’aller se coucher.
À l’heure du départ, dans le petit matin naissant, Jean vérifia que tout était en ordre – il fallait laisser le chalet dans un état impeccable. Comme il voulait s’assurer que le feu n’était pas éteint, il remua avec le tisonnier le tas de morceaux de bois calcinés et il constata avec satisfaction que plusieurs braises étaient encore chaudes.
Dans la voiture qui la ramenait en ville, Yaëlle ne put s’empêcher de repenser à son étrange aventure... Oui, elle l’avait bien aimé, ce feu, il était sympathique... Si seulement elle pouvait répondre à cette question : que venait faire l’amour dans tout cela ?
Dans l’âtre, l’Âme du Feu, elle, savait...
Une neige épaisse, portée par une nuée de gros flocons silencieux et tenaces. Tant et si bien qu’ils avaient fini par unir terre et ciel dans une espèce de masse grisâtre, uniforme, indistincte d’autant plus que la nuit arrivait. La nuit arrive tôt en hiver. Il pouvait être 17 heures. Yaëlle avait rejoint le groupe dans la grande salle du chalet – des amis venus passer quelques jours à la montagne. On allait bavarder, on allait lire à haute voix et même déclamer – car d’aucuns se piquaient d’écrire de la prose ou des vers : après souper, comme on dit ici, on ferait une veillée autour de l’âtre où un bon feu de bois crépitait. « N’oubliez pas d’être attentif à ne pas laisser le feu s’éteindre (Yaëlle trouvait que certaines personnes emploient des formules bien compliquées), avait averti le propriétaire. C’est mieux. Ainsi, le groupe suivant trouve le chalet tout chaud... Et ranimez les braises de la nuit avant de partir sur les pistes le matin ! »
L’Âme du Feu soupirait... Décidément, les hommes ne comprennent rien à rien. Le feu... Ils disent : le feu. Comme on dit : l’espèce humaine. Mais l’espèce humaine n’est-elle pas faite de milliards de gens uniques ? Quand donc les hommes apprendront-ils que le feu est une espèce aussi, faite de milliards de Feux comme la leur ? Oh, bien sûr, une vie de femme ou d’homme dure bien plus longtemps que celle d’un Feu. Tout est relatif. Pour autant, il y a des Feux qui meurent jeunes, ceux nés d’une allumette qu’on craque ou d’un document qu’on brûle ; d’autres qui ont une vie honnête, d’autres enfin – et l’Âme du Feu dans l’âtre en était, qui était soigneusement entretenue durant toute la saison hivernale par les locataires successifs – qui vivent très vieux, par exemple les immenses feux qui ravagent les forêts pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines.
La veillée avait duré. On avait beaucoup lu, de beaux vers, d’autres moins harmonieux – mais ce n’est pas rien, l’art de versifier – et d’autres franchement dissonants. Qu’importe, on était entre amis. Des nouvelles également. La nouvelle est une espèce parfaitement adaptée aux veillées, c’est un fait. Ni trop longue, pour ne pas lasser, ni trop courte car il faut un peu de temps pour capter l’attention de l’auditoire. Bref : une veillée agréable. Les participants avaient regagné leur chambre mais Yaëlle était restée. Pour le feu. Yaëlle appréciait la danse des flammes dans l’âtre, comme on dit en littérature (cela la fit sourire). Elle se plaisait à la regarder en rêvassant et parfois même en rêvant. Le début d’un poème entendu tout à l’heure lui revint :
Il vivait en rêvant,
Rêver, c’est bon pour les vivants,
Disait-il sans s’embarrasser
Des gens toujours pressés...
Elle aimait ce poème, l’histoire de celui qui vivait en rêvant, en chantant, en volant, en riant, en aimant. Pourquoi un poème fait-il écho en nous ? Yaëlle n’avait pas la réponse... Qu’importe, il était tard, probablement l’heure d’aller dormir – Yaëlle n’avait pas de montre – car elle remarqua que le feu n’était plus qu’un amas de braises rougeoyantes (bien vérifier qu’il ne s’éteigne pas, se rappela-t-elle). Pourtant, elle ne quitta pas le devant de l’âtre. Elle le trouvait sympathique (cela la fit sourire aussi), ce feu-là... Elle prit le soufflet posé dans un coin de la cheminée et envoya de l’air sur les braises.
L’Âme du Feu frémit... Chez les Feux comme chez les hommes (les hommes pourraient-ils comprendre ça ?), on a besoin d’être aimé. Ce regain de vie par oxygène interposé était un signal. On s’intéressait à elle. L’Âme du Feu reprit un peu d’entrain : un début de flamme sembla renaître de l’amas calciné. Qui donc l’avait ravivée ? L’Âme du Feu pressentit Yaëlle et l’Âme du Feu se sentit pénétrée par un sentiment fait de ravissement, de bonheur et d’amour – toutes choses égales par ailleurs quand on est membre du Peuple du Feu ; les mots sont quelquefois impuissants à traduire exactement les états d’âme, surtout quand il s’agit des Âmes du Feu... Cependant, la flamme renaissante était sa manière de dire combien elle était heureuse de la présence de Yaëlle. Certes, ce n’était pas la première fois qu’on ravivait l’Âme du Feu depuis le début de la saison d’hiver, mais avec elle, c’était différent. Plus agréable, plus chaleureux, c’est le cas de le dire.
Yaëlle rêvait. Le fil de ses pensées s’égarait dans des contrées lointaines, inaccessibles parce qu’imaginaires. Fait étrange, elle s’en aperçut plus tard, sa rêverie était bercée par la mouvance des flammes qui montaient maintenant à une belle hauteur. Du temps passa. L’heure qu’il pouvait être lui importait peu. Elle était bien. Le feu crépitait. Oui, Yaëlle le trouvait sympathique, ce feu. L’expression lui amena un sourire – le troisième de la soirée – puis, doucement, tout doucement, son sourire s’éteignit et elle se plongea à nouveau dans une rêverie faite de pays exotiques, de paysages improbables et de nuits magiques...
L’Âme du Feu palpitait. Elle était bien elle aussi. Elle se sentait immergée dans une espèce de béatitude, provoquée par une sensation d’euphorie qu’elle n’avait jamais connue auparavant. On s’intéressait à elle, quelqu’un, quelqu’une plutôt, venue du monde des hommes. Certes, l’Âme du Feu ne possédait aucun des cinq sens qui caractérisent les humains. Mais elle avait mieux : une espèce de sixième sens – c’est l’expression consacrée même pour une Âme du Feu – qui lui soufflait (soufflait, soufflet) des mots doux et la promesse de moments remplis de tendresse. Elle sentit à nouveau monter en elle une vague d’amour qu’elle voulait partager.
Quelle heure pouvait-il être ? Jean, qui s’était occupé de l’organisation du séjour, avait dit au groupe : « Et surtout ne vous couchez pas trop tard ! Il faut être en forme pour skier ou pour faire la balade à raquettes ! » Mais Yaëlle s’en moquait. Elle n’avait guère besoin de forcer sa nature pour cela ; elle n’en faisait souvent qu’à sa tête, à tel point qu’à plusieurs reprises elle avait entendu parler à son sujet d’individualisme. C’était excessif, elle le savait et elle avait fait semblant de prendre cela à la légère, répondant qu’on n’était jamais si bien servi que par soi-même, mais en son for intérieur, elle n’ignorait pas qu’il y avait tout de même un peu de ça... Elle raviva la flamme à petits jets pendant une ou deux minutes. Il devait être minuit largement passé. Pourquoi Yaëlle restait-elle là, à contempler la danse des flammes dans l’âtre (elle sourit une quatrième fois) ? D’où venait ce courant de sympathie qu’elle éprouvait pour le feu de cette nuit ?
Le vent du soufflet fit vibrer l’Âme du Feu. Ce n’était pas juste un peu d’air frais qu’on lui envoyait, c’était bien plus que cela, c’était une bourrasque, un ouragan de bonheur offert par celle que l’Âme du Feu pressentait sans la voir, ni l’entendre, ni bien sûr la toucher – précieux sixième sens ! L’Âme du Feu eut une pensée pour les Âmes du Peuple du Feu qui n’avaient jamais connu cela, l’émotion née de la caresse d’un soufflet tenu par une main bienveillante, et pour celles à naître qui ne la connaitraient pas non plus. Et qui sait ? Peut-être que cela allait durer ? Peut-être la présence aimante allait-elle se manifester encore et longtemps, pour toujours sans doute ?
Le regard fixé sur l’âtre où la flamme brûlait, Yaëlle eut, un court instant, l’impression que le feu... comment dire... que le feu... voulait lui parler. Elle était accoutumée à communiquer avec les âmes qui peuplent l’Univers et cela ne lui parut pas autrement étrange. Un feu, pourquoi pas ? Non, ce qui la rendait perplexe, c’était la teneur du message que son esprit captait ; c’était, à n’en pas douter, un message d’amour, un message que Yaëlle aurait eu bien du mal à exprimer avec des mots mais un message d’amour, ça oui, sans erreur possible. Elle se prit à sourire pour la cinquième fois en se disant que cette nuit était décidément pleine de surprises. Elle... Le feu... L’expérience était nouvelle et elle n’en comprenait pas trop le sens, mais quelle importance ? Faut-il essayer de tout comprendre ? Yaëlle avait trouvé le feu sympathique (sixième sourire) et le feu voulait sans doute la remercier. Un point cependant la tracassait : que venait donc faire l’amour dans tout ça ? « Bon, pensa-t-elle une autre fois, on ne peut pas tout expliquer... Puis Jean n’a pas complètement tort, il est sûrement très tard et il faut être en forme pour skier ». Yaëlle rangea le soufflet dans le coin de l’âtre où elle l’avait trouvé, s’assura que les braises étaient assez chaudes pour couver jusqu’au matin puis elle monta se coucher.
La journée du lendemain fut claire et ensoleillée, une de ces journées lumineuses de montagne où tout incite à se bouger. Après avoir réfléchi, Yaëlle opta pour la balade à raquettes. Les sapins étaient splendides, harmonie et contraste mêlés de blanc et de vert vif ; le givre était partout présent, signe que la nuit avait dû être glaciale. Le soleil faisait ce qu’il pouvait pour apporter un peu de chaleur et, ma foi, il s’en sortait plutôt pas mal...
La seconde soirée ressembla à la première. Bien entendu, on lut de nouveaux poèmes, des nouvelles inédites, on déboucha une bouteille de Liqueur des Alpages, mélange sucré de génépi et de gentiane... Puis quand on décida que l’heure était suffisamment avancée, on monta dans les chambres. Une fois encore, Yaëlle resta devant l’âtre. Que venait faire l’amour dans tout ça ? La question lui revenait. Elle s’assit, s’empara du soufflet et, avec une infinie douceur – elle en fut étonnée, elle qui agissait avec brusquerie dans bien des cas –, elle le dirigea vers la flamme qui commençait déjà à vaciller.
L’Âme du Feu savait. Elle savait qu’elle était là à nouveau. Elle ressentit un bien-être dont elle ignorait même qu’il put exister. C’était une impression de plénitude, de bonheur inconnu jusqu’à cette nuit et elle sentit comme la première fois monter en elle cette vague d’amour qu’elle avait voulu partager naguère...
Yaëlle fut bien obligée de se rendre à l’évidence : le feu lui parlait d’amour. C’était troublant et elle était désemparée parce qu’elle ne savait pas quoi répondre. Le feu lui était toujours aussi sympathique (pourquoi, d’ailleurs ? Et curieusement, cette nuit, le mot ne la fit pas sourire) mais que venait faire l’amour dans tout ça ? Yaëlle savait que l’Univers n’est pas rationnel, que les sentiments humains – et apparemment ceux du feu – pas davantage. Elle avait connu la passion, la trahison, elle pratiquait la compassion quand cela était nécessaire ; on pouvait n’en faire qu’à sa tête et être bienveillante, non ? Elle se mit à rêver. Elle partit pour un long voyage mental à l’autre bout de la Galaxie (il y a des endroits tout proches qui sont pires, se dit-elle), sans oublier d’actionner le soufflet à intervalles réguliers pour que le feu sache qu’elle était là, sa façon à elle de lui dire : « Feu, feu, vois-tu, je t’aime bien... »
La journée suivante fut particulièrement animée. Yaëlle s’était décidée à skier, ce qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps, la fatigue était là pour en témoigner ; les autres membres du groupe s’étaient eux-mêmes passablement démenés et la veillée fut courte. Mais Yaëlle resta. Une fois les autres partis, elle s’installa devant l’âtre et contempla un instant la flamme encore active. Cette nuit était la dernière. Tôt demain matin, on rangerait le chalet pour les nouveaux arrivants et on quitterait les lieux. Par sympathie, le mot qui lui était venu à l’esprit le premier soir lui convenait toujours, elle fit jouer le soufflet avec toute la douceur dont elle était capable et presque instantanément la flamme reprit de la vigueur.
L’Âme du Feu savait. Elle savait qu’elle était encore là. Mais cette fois, c’était un peu différent. C’était... comment dire ? C’était comme si l’amour qui la saisissait pour la troisième nuit se perdait quelque part devant l’âtre en la quittant pour rejoindre le monde des humains... Si les Âmes du Peuple du Feu pouvaient savoir ce qu’entendre signifie, l’Âme du Feu aurait probablement pensé que l’amour qu’elle voulait tant partager ne recevait aucun écho. Pourquoi fallut-il qu’on s’intéressât à elle pour l’abandonner ensuite ? C’était égal, elle n’avait rien demandé, pourtant elle avait reçu et donné, elle avait connu le bonheur à sa façon, celle des Âmes du Peuple du Feu... Et, chose étonnante, malgré le désespoir qui l’envahissait à présent, elle sentait toujours en elle cette vague d’amour qu’elle avait voulu partager, intacte et même plus forte qu’à la première minute...
Combien de temps Yaëlle demeura-t-elle devant l’âtre à méditer ? À quel moment reposa-t-elle le soufflet ? Elle ne s’en souvenait plus mais il y avait déjà longtemps que la flamme avait disparu et que le feu n’était plus qu’un petit tas de braises rougeoyantes quand elle décida qu’il était l’heure d’aller se coucher.
À l’heure du départ, dans le petit matin naissant, Jean vérifia que tout était en ordre – il fallait laisser le chalet dans un état impeccable. Comme il voulait s’assurer que le feu n’était pas éteint, il remua avec le tisonnier le tas de morceaux de bois calcinés et il constata avec satisfaction que plusieurs braises étaient encore chaudes.
Dans la voiture qui la ramenait en ville, Yaëlle ne put s’empêcher de repenser à son étrange aventure... Oui, elle l’avait bien aimé, ce feu, il était sympathique... Si seulement elle pouvait répondre à cette question : que venait faire l’amour dans tout cela ?
Dans l’âtre, l’Âme du Feu, elle, savait...
Annonay, dimanche 17 février 2019